Le confinement décrété un peu partout dans les différents pays du monde pour lutter contre la propagation du COVID-19 a provoqué une baisse inédite de la demande d’électricité. Pour éviter un déséquilibre entre l’offre et la demande, les gestionnaires de réseaux ont dû rapidement s’adapter et mettre en place tous les outils à leur disposition pour garantir – même en temps de crise – le bon fonctionnement du système électrique. Le défi a été de taille, car non seulement la baisse a été d’une amplitude inédite, mais en plus elle est survenue avec une rapidité encore jamais vue. Un exercice grandeur nature pour les gestionnaires de réseaux de transport (GRT), qui ont ainsi pu tester la résilience des systèmes électriques et leur capacité à gérer l’exceptionnel. La comparaison entre la France et l’Allemagne est particulièrement intéressante car, même si la situation n’a pas été parfaitement identique, le confinement a permis de mettre à l’épreuve deux modèles différents pour la gestion de l’équilibre entre l’offre et la demande. Quelles différences majeures existent entre ces deux modèles ? Comment se sont adaptés les GRT pour gérer la crise ?

Comment équilibrer l’offre et la demande ? Plusieurs réponses à une même question…

L’électricité ne pouvant se stocker à grande échelle, il faut pouvoir maintenir à tout instant l’équilibre entre la production et la consommation pour garantir le bon fonctionnement du réseau électrique. C’est le défi auquel sont confrontés les GRT, qui se sont organisés en conséquence pour gérer cette équation complexe. La tâche n’est pas une mince affaire, car l’équilibre est sans cesse contrarié : modifications de la consommation, aléas sur les moyens de production, variabilité de production des énergies renouvelables… qui s’ils ne sont pas compensés déséquilibrent le système ce qui peut conduire au blackout.

Si tous les gestionnaires de réseaux sont confrontés à la même problématique, la réponse qu’ils apportent n’est en revanche pas unique. La France a par exemple opté pour un modèle dit « proactif », c’est-à-dire qui repose essentiellement sur la prévision des déséquilibres et la constitution des marges minimales requises en cas d’aléa. Les déséquilibres probables sont traités avant d’être effectivement constatés, et des marges sont disponibles à tout instant afin de compenser jusqu’à la perte du plus grand groupe de production en 15 minutes maximum. A l’inverse, plusieurs GRT ont choisi un modèle dit « réactif », où l’attention est moins portée sur l’anticipation des déséquilibres, mais plus sur la gestion en réaction à ces derniers. Pour ce faire, les GRT disposent d’un volume de réserves conséquent qu’ils activent successivement pour pallier les aléas qui surviennent sur le réseau.

A côté du modèle de gestion de l’équilibre, deux caractéristiques séparent les GRT, selon qui intervient sur le réseau pour gérer les appels des moyens de production et gérer l’équilibrage :

A la fin, plusieurs combinaisons sont possibles : par exemple la France a choisi un modèle proactif associé à une gestion décentralisée de l’appel et centralisée pour l’équilibrage. L’Allemagne a un modèle quasiment similaire, avec à la différence de la France un modèle réactif :


Source : RTE – Livre Vert

Pour la France et l’Allemagne, en dehors de leur fenêtre opérationnelle (fenêtre temporelle où le GRT agit sur le système), la responsabilité est portée par les responsables d’équilibre (RE) sur leurs différents périmètres d’équilibre. Un RE est responsable financièrement vis-à-vis du gestionnaire de réseau de transport à assurer l’équilibre offre/demande sur leur périmètre. Le dispositif de RE est la pierre angulaire du marché de l’électricité : il permet de renvoyer vers les acteurs du marché la responsabilité financière de la livraison physique de l’énergie (les RE payent les écarts qu’ils induisent sur le réseau).

Si France et Allemagne ont des modèles très proches, leur manière de gérer les aléas n’est pas la même. En Allemagne, le modèle réactif s’appuie sur un modèle de réserves, qui lui permet de contractualiser beaucoup de réserves pour qu’elles soient disponibles à chaque instant. En France, le modèle proactif est allié à un modèle marges, marges qui correspondent à des capacités réservées sur l’année et des offres libres, activables en cas d’aléa. Autrement dit, alors que la France vise à avoir en amont du temps réel les prévisions les plus précises possibles pour avoir le moins d’ajustements à faire, l’Allemagne, elle, se base sur une activation de réserves en temps réel lorsque le GRT constate effectivement le déséquilibre.

Comment les GRT allemands et français ont géré la crise ?

Bien qu’ayant tous deux vécu un confinement, la France et l’Allemagne n’ont pas été dans une situation identique. En France, le confinement a été décrété sur tout le territoire du jour au lendemain pour une durée indéterminée. Cela a eu des conséquences inédites, en particulier sur la consommation d’électricité, qui a baissé de l’ordre de 15 à 20% les jours ouvrés, toute chose égale par ailleurs. En comparaison, l’étude réalisée par RTE sur le COVID a montré que pendant la crise de 2008, la consommation n’avait chuté « que » de 5% au maximum d’une année sur l’autre.

Le confinement en Allemagne a été assez différent. La différence majeure est due au fait que l’Allemagne est un état fédéral découpé en Länder, et que chaque mesure prise pour lutter contre le COVID-19 a été une décision locale en fonction de l’impact du virus dans chacun des Länder. L’Allemagne n’a pas été confinée au niveau national, et la consommation d’énergie a enregistré une baisse moindre comparée à la France, avec « seulement » 7% de diminution dans les premières semaines du confinement.

Pour autant, les deux GRT ont été confrontés à la même problématique de baisse de la consommation soudaine, qui a mis à l’épreuve le modèle d’équilibrage.

En France, la baisse a été beaucoup plus brutale que prévu, ce qui a entraîné des prévisions surestimées par rapport aux consommations réelles. Avoir des prévisions assez éloignées de la réalité a alors poussé RTE à demander un surplus d’ajustements. Ces ajustements étaient essentiellement à la baisse, pour que la consommation diminue en temps réel, afin d’assurer la sûreté système. Cela a eu un impact sur l’utilisation des moyens de production français, qui ont dû parfois s’arrêter. RTE a mis quelques temps à s’adapter au nouveau contexte et affiner petit à petit sa qualité de prévision J-1 :

En comparaison, les déséquilibres pendant le confinement en Allemagne n’ont été que de 1 à 1,5 GW. Sachant que 3 GW sont contractualisés dans les réserves primaire et secondaire, à la hausse comme à la baisse pour pallier tout aléa, le système allemand est resté loin d’un risque de déséquilibre du système.

Par ailleurs le modèle français, qui nécessite une forte coordination entre les différents acteurs, présente une complexité importante. Pour répondre à la crise, il a fallu prévoir une simplification du fonctionnement et la mise en place d’une organisation spécifique pour sécuriser le bon déroulement des mécanismes de marché vitaux. RTE a défini, en collaboration avec les pouvoirs publics et les bourses de l’électricité, un plan d’actions pour préserver un fonctionnement normal de gestion du transport de l’électricité. Ce Plan de Continuité d’Activité (PCA), qui n’a pas eu besoin d’être activé, aurait permis de prioriser entre les différents mécanismes de marché et les différentes échéances de temps en amont du temps réel.  

Outre-Rhin, la question de mise en place d’un PCA ne s’est pas posée. Le modèle réactif, qui ne nécessite pas comme en France une forte coordination amont entre acteurs, avec à la clé de nombreux processus, n’a pas demandé de réorganisation spécifique. Le modèle étant par essence moins complexe, avec moins de mécanismes de marché et pas de partie de programmation, la crise liée au Covid n’a eu que peu d’effet sur la manière dont sont organisés les GRT et les acteurs.   

Quelles leçons tirer suite à cette expérience unique ?

Même si, sur le papier, l’Allemagne a semblé beaucoup moins impactée par la crise liée au COVID, la situation qui n’avait pas de précédent a fourni à tous les GRT un retour d’expérience unique.

En dehors du dispositif des RE, les modèles de gestion de l’équilibre à court terme sont assez différents entre la France et l’Allemagne, notamment en raison de la différence du parc de production. Le fait que les allemands aient plus d’énergies renouvelables qu’en France et beaucoup moins de nucléaire pousse leur modèle vers plus d’agilité, afin de répondre le plus rapidement possible à un déséquilibre, le plus souvent créé par la volatilité de ces énergies (notamment l’éolien).

En Allemagne, les aléas viennent donc essentiellement de la production éolienne, qui représente plus de 20% de la production du parc. Les GRT allemands ne font pas de prévisions de déséquilibre, mais ils activent des réserves successivement pour assurer l’équilibre. Et si la gestion proactive associée au modèle de marges de RTE est très efficace en théorie, le modèle allemand, avec un marché basé sur un comportement historique, s’avère plus simple en pratique : malgré la hausse des énergies renouvelables, le déséquilibre en temps réel y reste toujours assez faible.

La crise liée au COVID a cependant permis de dégager plusieurs points d’amélioration du système. Tout d’abord, le dimensionnement des réserves étant basé sur l’historique, vivre une crise sans précédent a montré l’importance d’inclure des critères indépendants du passé, afin de rendre le système le plus résilient possible. De plus, dans la gestion allemande, la réserve secondaire est activée sur la base du déséquilibre constaté, et la réserve tertiaire est activée a posteriori. Contrairement aux acteurs d’ajustement français, qui peuvent adapter leurs prix jusqu’à H-1 sur le mécanisme d’ajustement, les acteurs d’ajustement allemands soumettent leurs offres en J-1 avec des prix et volumes qui sont ensuite figées, peu importe comment la situation évolue entre temps. Face à une situation encore inconnue, disposer d’une agilité temporelle comme en France est un atout de taille, et c’est pourquoi l’Allemagne va adapter son système : à partir de novembre, les acteurs auront la possibilité de changer leurs prix et leurs volumes en infrajournalier.

La crise a permis de révéler un autre avantage du modèle français qui, peu importe le comportement du marché, assure en permanence l’équilibre du système grâce aux marges requises. Ces sont des réserves, contractualisées sur l’année, ainsi que des offres libres, qui permettent de s’assurer de l’équilibre du réseau en cas de mauvaises prévisions, peu importe l’état du marché à l’instant T. De son côté, le système allemand est lui très dépendant des incitations financières envoyées aux acteurs de marché, avec un design des mécanismes de réserves qui repose sur la capacité des acteurs à répondre aux différentes incitations données.

Malgré tous les avantages que présente le système de marge, RTE ne va pas fermer la porte à l’idée d’intégrer plus de réserves et de moyens de stockage. Ces derniers sont essentiels pour avoir plus de flexibilité et d’agilité sur le réseau, dans un contexte où l’intégration croissante des énergies renouvelables se poursuit. A l’avenir, le GRT français pourrait éventuellement se diriger vers un modèle réserves, plus réactif, à la fois pour accompagner le changement progressif de son parc de production, mais aussi pour simplifier les mécanismes en cas de crise.

S’il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives, les deux mois exceptionnels de confinement ont fourni une manne d’informations précieuses aux GRT, qu’ils vont pouvoir exploiter plus finement afin de dégager les grands axes d’amélioration. Nul ne sait vraiment en combien de temps l’économie va vraiment repartir. Ce qui est sûr, c’est que la crise va dans les prochains mois – voire les prochaines années – avoir un impact sur la demande, et qu’il va falloir entamer une réévaluation des hypothèses de consommation sur le long terme. A ce titre, RTE a décidé de lancer une consultation publique, qui lui permettra d’écrire un nouveau bilan prévisionnel à l’automne 2020. In fine, c’est peut-être l’aspect le plus positif de cette crise pour les GRT, qui vont pouvoir profiter d’un retour d’expérience unique afin de réinterroger les précédents bilans prévisionnels sur la sécurité d’approvisionnement et sur la transformation du système électrique.