« À l’heure où de nombreux Européens craignent de manquer d’énergie pour se chauffer, on se rend compte à quel point l’enjeu est important. Il est temps que l’Europe agisse à l’unisson en poursuivant des visées à long terme. Je veux que l’énergie sur laquelle repose notre économie soit résiliente, fiable, sûre et de plus en plus renouvelable et durable.» Ainsi s’exprimait le 25 février dernier Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, lors de la présentation de ses mesures en faveur d’une Union européenne de l’énergie. Un projet récurrent à Bruxelles.

Il faut en effet se rappeler que la création de l’Union européenne a pour origine la volonté de mettre en commun une industrie énergétique : celle du charbon. En 1952, les « pères fondateurs » de l’Europe, parmi eux le Français Robert Schuman ou l’Allemand Konrad Adenauer, créent la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA), objet politique visionnaire et innovant dans l’Europe des lendemains de la seconde guerre mondiale. Au regard de l’audace et des ambitions de cette première communauté, la politique énergétique européenne actuelle parait bien pâle. L’actuel collège des commissaires a cependant l’ambition de la réveiller. En quoi les annonces faites en février dernier sont-elles en mesure d’améliorer la situation, peu satisfaisante aujourd’hui, de l’Europe de l’énergie ?

Libéralisation, paquet énergie-climat et sécurisation de l’approvisionnement

La politique européenne de l’énergie aujourd’hui se résume par des objectifs. Elle consiste à assurer la disponibilité de l’énergie aux entreprises et aux citoyens européens, en quantité suffisante et à des prix abordables, tout en luttant contre le changement climatique. A cet objectif généraliste, inscrit à l’article 194 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), s’ajoutent ceux que l’Union européenne s’est fixée pour 2030 :

  • réduire ses émissions de CO2 d’au moins 40 % par rapport à 1990 ;
  • atteindre une part d’au moins 27 % d’énergies renouvelables dans l’énergie consommée ;
  • améliorer l’efficacité énergétique de 27 % ;
  • atteindre 15% d’interconnexion des réseaux énergétiques européens.

En pratique, l’essentiel de la politique énergétique de l’UE repose sur la libéralisation du marché intérieur de l’énergie, sur le paquet énergie-climat de 2014, ainsi que sur des mesures destinées à assurer l’approvisionnement du continent européen.

  • La législation européenne (paquets énergie I, II, III et IV) impose l’ouverture progressive des marchés de l’électricité et du gaz à tous les producteurs d’énergie. Cette libéralisation du marché, effective depuis 2007 pour tous, vise à assurer la fourniture de meilleurs produits et services aux consommateurs et aux entreprises, à des prix abordables, ainsi qu’une sécurité de l’approvisionnement.
  • Pour permettre l’atteinte de l’objectif de 27% d’efficacité énergétique fixé par le paquet énergie-climat, l’Union européenne s’est dotée en 2012 d’une directive dédiée à l’efficacité énergétique (DEE). Cette dernière impose aux États membres de mettre en œuvre un ensemble de mesures contraignantes (réduction des ventes des sociétés de distribution d’énergie, rénovation des bâtiments publics, systèmes de certification…) et de fixer un objectif national d’efficacité énergétique. D’autres directives régissent l’écoconception, l’étiquetage des appareils électriques et électroniques ménagers ou encore la performance énergétique des bâtiments et des transports.
  • Autre axe du paquet Energie-climat : le développement des énergies renouvelables. Dans ce cadre, chaque État membre s’est vu assigner des objectifs individuels contraignants. L’objectif de 27% est en effet pour l’ensemble de l’UE et non pour chaque Etat.
  • Pour sécuriser ses approvisionnements, nécessaire dans un contexte géopolitique tendu notamment à l’Europe de l’Est avec la Russie, les Etats membres cherchent à améliorer les interconnexions de leurs réseaux de transport d’énergie, à coordonner la réaction aux éventuelles pénuries de gaz ou de pétrole ainsi qu’à maintenir un niveau minimal de stocks. L’Union européenne finance également des projets d’infrastructures telles que le gazoduc Nord Stream afin de diversifier ses sources d’énergie et ses zones géographiques d’approvisionnement.

Une Europe des « îles énergétiques »

La multiplication des textes et objectifs énergétiques cachent en réalité un marché européen fragmenté.

Concernant le marché intérieur de l’énergie, la Commission européenne déplore ainsi que de nombreuses règles nationales, comme la fixation des prix du gaz et de l’électricité par les gouvernements ou l’accès de fait privilégié de certains acteurs aux réseaux, limitent encore le développement des entreprises d’énergie au-delà de leurs frontières. Les interconnexions des réseaux européens sont également encore trop marginales.

La faiblesse du marché intérieur de l’énergie est l’un des facteurs qui explique le déficit de compétitivité de l’Europe, en particulier vis-à-vis des Etats-Unis. Le coût de l’énergie est en effet nettement supérieur en Europe, tant pour les ménages que les entreprises.

Le bilan n’est pas meilleur en ce qui concerne les objectifs des paquets énergie-climat. En raison d’efforts insuffisants, la Commission a estimé en 2013 que l’objectif de réduction de 20% de la consommation d’énergie d’ici à 2020 ne pourrait être atteint. En 2014, elle a lancé des procédures d’infraction contre 24 pays de l’Union européenne qui n’avaient pas transposé la directive sur l’efficacité énergétique. En outre, seules 14 % de la consommation finale d’énergie dans tous les secteurs proviennent en 2014 d’une source d’énergie renouvelable.

Enfin, l’UE importe aujourd’hui plus de la moitié de son énergie, pour une facture annuelle proche de 400 milliards d’euros. Une dépendance énergétique partielle qui fragilise son positionnement géopolitique.

Pour reprendre l’expression de Jerzy Buzek, eurodéputé, ancien président du Parlement européen et actuel président de la commission de l’Energie, l’extrême fragmentation du marché européen actuel fait de l’Europe un ensemble d’ « îles énergétiques » développant chacune sa propre stratégie.

L’Union européenne de l’énergie, priorité de la Commission européenne

Le 25 février dernier, la Commission européenne a donc présenté la stratégie qu’elle entend mettre en œuvre pour bâtir une Union de l’énergie résiliente, assortie d’une politique en matière de changement climatique tournée vers l’avenir. L’Union de l’énergie constitue en effet l’une des 10 priorités que s’est fixé le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pour son mandat à la tête de l’organe exécutif européen.

Le « Paquet Energie » présenté le 25 février comprend en réalité trois textes clés :

1) Un cadre stratégique pour une Union de l’énergie résiliente, assorti d’une politique en matière de changement climatique orientée vers l’avenir. Ce document expose, selon cinq axes stratégiques liés entre eux, les objectifs d’une Union de l’énergie et les mesures que la Commission Juncker prendra pour les réaliser. Les 5 axes retenus sont les suivants : la sécurité énergétique, le marché intérieur de l’énergie, l’efficacité énergétique, la décarbonisation de l’économie et la recherche et l’innovation.

2) Une communication sur l’interconnexion définissant les mesures nécessaires pour atteindre l’objectif de 10 % d’interconnexion électrique d’ici à 2020, soit le minimum nécessaire pour assurer la circulation et le commerce de l’électricité entre les États membres. Elle désigne les États membres qui atteignent actuellement ce niveau et les projets nécessaires pour permettre aux autres de combler leur retard d’ici à 2020.

3) Une communication exposant la vision européenne d’un accord mondial sur le climat qui pourrait être conclu à Paris en décembre.

Les communications du 25 février n’apportent pour l’instant qu’un cadre. Des propositions législatives seront faites d’ici 2017 via différents vecteurs. Toutefois, quelques pistes se dessinent d’ores et déjà :

  • de nouvelles mesures législatives pour redessiner et réorganiser le marché de l’électricité seront faites en 2015 et 2016, même si la Commission insiste déjà sur la nécessité d’appliquer la législation existante ;
  • le renforcement de la transparence dans les contrats gaziers : la Commission souhaiterait être informée précocement des discussions d’accord entre un Etat membre et un pays tiers ;
  • le développement substantiel de la coopération régionale : par exemple la possibilité d’agréger la demande, sur une base volontaire, « en vue d’effectuer des commandes collectives de gaz au cours d’une crise et lorsque les Etats membres sont dépendants d’un fournisseur unique » ;
  • de nouvelles mesures législatives pour assurer l’approvisionnement en électricité et en gaz ;
  • l’augmentation du soutien financier de l’UE en faveur de l’efficacité énergétique (initiative sur les financements intelligents dans le bâtiment, paquet transport routier, etc.) ;
  • un nouveau train de mesures en faveur des énergies renouvelables (nouveau paquet énergies renouvelables en 2016-2017) ;
  • le recentrage de la stratégie européenne de recherche dans le secteur énergétique ;
  • la présentation d’un rapport annuel sur l’«État de l’Union de l’énergie».

La Commission prévoit de consacrer au développement de cette Union de l’Energie 1 000 milliards d’euros sur cinq ans, la majorité de cette somme étant prise en charge par le secteur privé. Selon le même schéma que le plan Juncker d’investissements de 315 milliards d’euros, les investissements privés seront garantis par des fonds publics.

Un contexte favorable mais des difficultés inhérentes au fonctionnement européen

Le contexte actuel est favorable au développement d’une politique énergétique européenne ambitieuse. La nécessité de sa mise en place a été réactivée par le contexte géopolitique. Les troubles en Ukraine et au Moyen-Orient mettent en péril l’approvisionnement énergétique en Europe. Les relations houleuses avec la Russie sont couplées d’une menace récurrente de coupure d’approvisionnement des pays de l’Est de l’Europe par la Russie. L’instabilité politique de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ne fait que renforcer la nécessité de la diversification de l’approvisionnement. Est pointée du doigt, une fois de plus, la forte dépendance de l’UE aux importations de gaz et de pétrole.

A cette situation géopolitique s’ajoute la perspective de la tenue à Paris en décembre 2015 de la 21ème conférence des Etats parties à la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (COP21). Des objectifs en matière de réduction des émissions de CO2 sont fixés. Ils impliquent une révolution énergétique à l’échelle communautaire. Or à l’approche de ce rendez-vous crucial, l’Europe se veut exemplaire et leader sur ces sujets, influençant le reste du monde.

La volonté politique affichée par la Commission européenne, les importants moyens proposés et le contexte international favorable sont autant de signes qui laissent espérer que cette fois-ci l’Europe réussira à faire un grand pas en avant vers cette Union de l’Energie qu’elle recherche depuis sa création.

Cette question requiert néanmoins la volonté politique des 28 Etats membres et la mise en commun d’une compétence jusqu’ici nationale. Une perspective déjà contestée par Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, qui n’entend pas renoncer à ce pan de sa souveraineté qui l’obligerait certainement à revoir sa stratégie individuelle d’étroite collaboration avec la Russie. De manière générale, l’Europe est de plus en plus touchée par une approche fragmentée, court-termiste et de repli sur soi qui risque de rendre plus difficile la réalisation de ce projet d’Union européenne de l’énergie.