En avril 2021, l’Union européenne revoyait à la hausse ses ambitions climatiques en adoptant une nouvelle cible d’une baisse de 55% des émissions de CO2 par rapport à 1990. Le montant total des investissements nécessaires à la réussite de cette transition bas-carbone est lui estimé à 1 000 milliards d’euros sur la période 2021-2027.

Pour être en mesure de « flécher » les investissements vers des activités durables, la Commission européenne a élaboré une nomenclature des activités économiques en fonction de leur contribution à la réalisation des objectifs environnementaux. C’est la « taxonomie verte », aussi appelée taxonomie européenne, entrée en vigueur le 1er janvier 2022.

Hautement stratégiques, les différents documents (« actes délégués ») qui la composent favorisent ou sanctionnent indirectement les futurs flux financiers en direction de 90 activités économiques, représentatives de l’ensemble des émissions de GES sur le continent.

S’entendre sur une feuille de route commune à 27 états membres est un exercice périlleux qui nécessite des compromis, a fortiori lorsque les choix d’approvisionnements énergétiques restent une prérogative nationale. Les questions du gaz et du nucléaire, particulièrement complexes, ont ainsi fait l’objet de négociations spécifiques autonomes du processus taxonomie, qui se sont terminées plus tardivement, début février.

Quelques semaines plus tard, le conflit Ukrainien faisait table rase de nombres d’évidences de la politique énergétique européenne. Au point de remettre en jeu les équilibres si complexes à obtenir de la taxonomie verte ?

Taxonomie européenne, mode d’emploi

Pour bien comprendre la taxonomie européenne, il convient de s’intéresser à son fonctionnement général. Pour pouvoir prétendre à un circuit de financement européen, une activité doit répondre à plusieurs critères :

  • Contribuer de manière significative à l’un des six objectifs environnementaux fixés par la Commission ;
  • Respecter un impératif de non-préjudice à l’égard des autres objectifs auxquels ne contribue pas l’activité économique en question, résumé par la formule « Do No Significant Harm Principle » (DNSHP).
  • Garantir certains critères sociaux élémentaires.[1]

Ces considérations préalables cèdent ensuite la place à un examen d’ordre technique de l’activité, selon des normes établies secteur par secteur par des groupes d’experts de la Commission (TEG, Technical Expert Group).

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 Le règlement de la Commission distingue en outre trois types d’activités, correspondant à des degrés divers de « verdissement » :

  • Les activités bas-carbone ou durables, compatibles avec l’accord de Paris et qui satisfont à tous les points évoqués plus haut. Cette qualification représente le but principal de la taxonomie.
  • Les activités dites transitoires, qui contribuent à la lutte contre le changement climatique et pour lesquelles il n’existe pas d’alternative bas-carbone. Le règlement exige toutefois que :
    •  Les niveaux d’émission de gaz à effet de serre correspondent aux meilleures performances du secteur ou de l’industrie ;
    • Ne soient entravés ni le développement ni le déploiement de solutions de remplacement sobres en carbone ;
    • Le verrouillage d’actifs à forte intensité de carbone ne soit pas une conséquence du recours à l’activité.
  • Les activités dites habilitantes, qui permettent la réduction des émissions dans d’autres secteurs, là encore à condition d’éviter le verrouillage d’actifs bruns et d’adopter une analyse en ACV conforme.
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Il est important de souligner que cette procédure d’évaluation est assortie d’une série d’obligations de reporting pour les entreprises d’intérêt public de plus de 500 salariés. Depuis le début de l’année 2022, elles sont tenues de publier :

  • La part de leur chiffre d’affaires associée à des activités économiques bas carbone, transitoires et habilitantes.
  • La part de leurs dépenses en CAPEX et en OPEX associée à des activités économiques bas carbone, transitoires et habilitantes.

De plus, ces entreprises auront pour obligation d’enrichir cet exercice de reporting en instaurant des indicateurs clés de performance à partir de 2023. La taxonomie européenne occupera donc certainement les équipes RSE des grandes entreprises françaises du secteur, qui devront s’organiser en conséquence.

Nucléaire et gaz, un partout entre France et Allemagne

Initialement laissés en dehors de la discussion, le nucléaire et le gaz ont fait l’objet d’un acte délégué spécifique, publié début février et adopté formellement le 9 mars dernier par la Commission. Les investissements dans ces modes de production d’électricité seront finalement considérés comme des activités transitoires et pourront ainsi bénéficier du « label vert » consacré par la taxonomie européenne.

Cette décision de l’organe exécutif européen, fruit d’intenses tractations et débats, n’a pas manqué de susciter des grincements de dents, entre pro-gaziers, pronucléaires et les opposants à l’intégration de ces deux secteurs à la taxonomie européenne.

Les ONG environnementales telles WWF ou Greenpeace sont vent debout contre un texte qu’elles jugent « contraire à l’ambition du Green Deal » . Du côté des Etats membres, ce grand écart législatif a cristallisé les divergences d’opinions entre défenseurs du nucléaire (France, Bulgarie, Croatie, Roumanie, Finlande, Pologne, Slovaquie, Slovénie, République Tchèque) et opposants à l’atome (Allemagne, Autriche, Danemark, Espagne et Luxembourg).

Cet addendum est d’autant plus contesté qu’il ne tranche ni dans un sens ni dans l’autre, et s’il formalise l’entrée des projets nucléaires et gaziers dans l’assiette de la taxonomie, de fortes conditionnalités y sont adossées.

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La Commission européenne a motivé sa décision d’inclure ces deux modes de production d’électricité par la nécessité « d’employer tous les outils à notre disposition pour parvenir à atteindre la neutralité climatique » et « d’accroître les investissements privés dans la transition énergétique ». Le numéro d’équilibriste que joue la Commission au travers de cet ensemble de textes risque fort en réalité de mécontenter l’ensemble des parties prenantes, chacun déplorant les concessions faites au camp opposé.

La guerre en Ukraine rebat les cartes

Pour autant, l’adoption définitive du texte officiel par le Parlement et le Conseil de l’UE à l’issue d’une période d’examen de quatre mois semblait acquise. L’invasion de l’Ukraine déclenchée le 24 février dernier et les appels au boycott du gaz russe en Europe ont néanmoins changé la donne concernant les stratégies à moyen et long terme d’approvisionnement énergétique de l’Europe.

Figure emblématique des projets gaziers avec la Russie, le projet de gazoduc Nord Stream 2 a été définitivement suspendu dès le début de l’invasion.

L’édifice législatif ambitieux élaboré par la Commission européenne tremble déjà sur ses bases, alors que de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer un texte qui consacrerait, voire augmenterait la dépendance de l’Union aux ressources gazières de la Russie.

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Alors que Bruxelles se fixe pour objectif de réduire de deux tiers les importations de gaz russe dès 2022, l’inclusion des activités gazières dans la taxonomie européenne risque d’apparaître de plus en plus contradictoire avec la reconfiguration géopolitique à l’œuvre sur le continent.

En choisissant de maintenir en l’état le règlement de sa taxonomie verte et ses actes délégués, la Commission européenne fait le choix de la constance et du pragmatisme en pariant sur la capacité des Etats membres à nouer d’autres contrats d’approvisionnement en gaz (GNL américain, Qatari, égyptien, etc.) ainsi qu’à développer les filières de production domestiques (biogaz, hydrogène).


[1] Considérés comme socle de base par d’autres grandes instances internationales – il s’agit ainsi des principes directeurs de l’OCDE et des Nations Unies relatifs aux droits de l’Homme et du travail.