« Un choix de société ». C’est par ces mots que Nicolas Hulot a qualifié le stockage des déchets radioactifs en profondeur prévu par le projet Cigéo (Centre industriel de stockage géologique) devant le Sénat le 9 novembre. La gestion des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue et la question de leur stockage sont en réalité des problématiques héritées de choix réalisés il y a un demi-siècle avec le développement du programme nucléaire français. En effet, les choix de solution pour gérer les déchets issus de l’industrie nucléaire civile, pourtant incontournables et inhérentes à l’industrie nucléaire civile, ont toujours été reportés.

En France, environ 2 kg de déchets radioactifs sont produits chaque année par habitant, dont les deux tiers sont issus de l’industrie électronucléaire. Par son innovation technologique, le projet d’un centre de stockage en profondeur des déchets radioactifs constitue-t-il une continuité ou un changement d’ère dans l’histoire nucléaire française ?

Un réel besoin d’une gestion durable des déchets à vie longue

Le traitement des déchets radioactifs produits par les activités nucléaires civiles et militaire est confié en France à l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA), établissement public indépendant du Centre de l’Energie Atomique depuis 1990. Depuis 1969 et la création du Centre de stockage de la Manche (CSM), l’ANDRA a développé une expertise du stockage en surface des déchets faiblement et moyennement radioactifs à vie courte. Si le CSM n’est désormais plus exploité depuis 1994 et a été reconverti en centre de surveillance, l’ANDRA exploite deux autres sites de stockage dans l’Aube. Aujourd’hui, l’ANDRA évalue que « 90 % du volume total des déchets radioactifs produits chaque année en France sont stockés en surface dans [ses] centres de stockage. ».

Concernant le décile restant, il s’agit de déchets de haute et moyenne activité à vie longue qui ne peuvent être stockés en surface ou à faible profondeur compte-tenu des risques qu’ils présentent sur le long terme pendant plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’années. Pour ces raisons, ils sont pour l’instant entreposés sur leurs sites de production. Cette situation critique est accentuée par l’arrivée d’une vague de démantèlements des centrales nucléaires française de deuxième génération (construites dans les années 70 et 80), qui ne fait qu’accentuer la nécessité d’une gestion durable des déchets radioactifs entreposés dans ces installations, ainsi que les différents composants de ces structures (déchets à faible activité). C’est dans ce contexte que s’est imposé en France le besoin d’une solution stockage des déchets « ultimes », c’est-à-dire insusceptibles, aux conditions techniques et économiques actuelles, de traitement permettant de les valoriser, ou d’en réduire le caractère dangereux. Le projet Cigéo propose ainsi le stockage à 500m de profondeur de l’ensemble des déchets radioactifs de haute et moyenne activité à vie longue générés par le parc nucléaire français (en incluant les déchets de l’EPR de Flamanville et de l’installation ITER). Situé à Bure, dans la Meuse, ce projet de centre se révèle donc crucial pour l’avenir de la filière nucléaire française.

Un projet hors du temps politique

La question de l’enfouissement en profondeur des déchets de haute et moyenne activité à vie longue a été débattue en France au début des années 1990. L’illustration ci-dessous retrace ainsi les principales décisions qui ont validé le projet Cigéo en France.

Le projet d’un centre de stockage des déchets radioactifs en profondeur en France a donc traversé les alternances politiques et les débats autour de la question nucléaire des trois dernières décennies. La phase industrielle pilote du projet Cigéo, prévue pour débuter à horizon 2025, devrait durer 10 ans avant d’obtenir l’autorisation d’exploitation courante du centre.

Outre la durée de la conception industrielle du projet Cigéo, qui s’étale ainsi sur près d’un demi-siècle, les enjeux du stockage des déchets radioactifs dépassent largement notre échelle de temps. En effet, certains déchets ont une durée d’activité pouvant aller jusqu’à plusieurs milliards d’années (pour l’Uranium 238). La conservation des données est à ce titre un enjeu essentiel de la gestion des déchets radioactifs. Cette « mémoire » doit assurer la transmission des connaissances scientifiques et l’information des générations futures sur les déchets entreposés. Ainsi, par un décret de 2003, l’Etat a notamment exigé que l’ensemble des documents relatifs à l’installation des déchets radioactifs dans le centre de surveillance de la Manche soient archivés sur papier permanent (prévu pour une durée de vie de 600 à 1000 ans). Cette action de surveillance, inhérente aux centres de stockages de déchets radioactifs, verra ainsi son importance décuplée pour Cigéo.

« Réversibilité » et concertation, deux axes structurants du projet

Pour répondre aux enjeux liés à ces échelles temporelles inédites, la loi du 25 juillet 2016 consacre la notion de réversibilité du projet Cigéo dans son titre. La réversibilité est ici définie comme « la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l’exploitation des tranches successives d’un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion ». Ainsi, l’ANDRA devra, tous les cinq ans, élaborer et mettre à jour un plan directeur de l’exploitation du centre CIGEO en concertation avec l’ensemble des parties prenantes et le grand public.

La notion de concertation est donc intimement liée au projet, et ceux tout au long de sa vie. Le comité éthique et société a ainsi vu le jour au sein de lʼANDRA fin 2016. Rattaché à son conseil d’administration, il est chargé de l’éclairer sur les enjeux éthiques, citoyens et sociétaux, mais également d’évaluer ses actions de dialogue et d’implication des parties prenantes dans ses activités et projets. Un rôle auprès du grand public et des acteurs institutionnels relativement inédit pour l’ANDRA.

Pour l’appuyer dans cette démarche, la Commission nationale du débat public est partie prenante au projet Cigéo. Elle sera notamment en charge de veiller à la bonne information et à la participation du grand public. Elle a à cet effet nommé, le 7 novembre 2017, deux inspecteurs pour accompagner le projet jusqu’à la phase d’enquête publique.

L’Autorité de Sûreté Nucléaire aura également un rôle important à jouer dans le concert international, notamment pour partager son expérience avec les autres pays et travailler à l’harmonisation internationale des règles de sûreté applicables au stockage en couche géologique profonde. Car l’expérience scientifique relative au stockage des déchets radioactifs en profondeur est relativement limitée, et la France doit, à travers le projet Cigéo, démonter sa capacité dans ce domaine. Aujourd’hui, il existe effectivement qu’un seul stockage géologique profond en activité dans le monde : le Waste Isolation Pilot Plant (WIPP), situé au Nouveau-Mexique (Etats-Unis). Il concerne des déchets radioactifs de « moyenne activité à vie longue » d’origine militaire, stockés 650 mètres de profondeur. D’autres projets de centres de stockages en profondeur sont actuellement étudiés en Suède, Finlande, Chine et Russie.

Se pose enfin la question du rôle de l’Etat et des collectivités locales dans l’encadrement de ce projet, qui par sa dimension et ses enjeux soulève des oppositions. Un Comité de Haut niveau (CHN) a notamment été créé, rassemblant les élus (parlementaires, exécutifs de collectivités locales), les responsables de lʼANDRA et des producteurs de déchets radioactifs (EDF, Areva, CEA) ainsi que les préfets, les services de l’Etat et les établissements publics concernés. Cette instance a vocation à assurer, à tous les niveaux, le partage d’informations concernant l’avancée de ce projet inédit en France.

De par la dimension et les enjeux liés au projet, l’ANDRA s’ouvre ainsi à une diversité d’acteurs et à des méthodes de concertation nouvelles.

Le projet Cigéo marquera définitivement une nouvelle ère dans l’histoire nucléaire française. Le début de son exploitation, prévu vers 2035, interviendra alors que la part de l’énergie nucléaire dans le mix énergétique français devrait être divisée par deux par rapport à son niveau actuel, et que plusieurs centrales seront probablement en cours de démantèlement. Ainsi, le centre Cigéo est probablement appelé à devenir un symbole ambivalent du nucléaire français, étant à la fois son « cimetière » et l’une des solutions à son évolution.

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