« Les données issues des compteurs intelligents vont nous aider à faire des économies d’énergie ». Depuis le début de la décennie 2010, ce type de déclaration fait régulièrement surface au sein des acteurs et commentateurs du monde de l’énergie. La CRE et l’ADEME avançaient dès l’origine des gains potentiels significatifs[1] et propices à l’émergence d’un nouveau marché centré autour de la valorisation de la donnée.

A l’heure où Enedis vient de clôturer le déploiement de 35 millions de compteurs Linky, Atlante a cherché à savoir ce qu’il en était et ce qu’il fallait raisonnablement espérer à court et moyen terme pour le marché de la donnée énergétique.

L’association professionnelle des acteurs de la filière des REI (Réseaux Électriques Intelligents), Think Smartgrids, a publié récemment une étude dressant un premier bilan du développement des offres de services énergétiques s’appuyant sur les données issues des compteurs intelligents.

Retour sur cette rencontre avec Régis Le Drézen, délégué général de Think Smartgrids, et Norida Chin, CMO et co-founder de Lite.

Diplômé de l’Institut Supérieur de l’Electronique et du Numérique, Régis Le Drézen a d’abord fait carrière au sein du groupe EDF avant d’être nommé directeur de Smart Grid Vendée en 2011, puis directeur territorial d’Enedis en Vendée en 2015. Après avoir travaillé à la direction du Programme Mobilité d’Enedis, il est aujourd’hui délégué général de Think Smartgrids.

Diplômée du CELSA, Norida Chin a cofondé Lite en 2016 et pilote depuis la stratégie marketing de l’entreprise spécialisée dans l’analyse de données énergétiques. Elu Service Energétique de l’année 2021, Lite propose aux particuliers différentes solutions d’accompagnement pour réduire sa consommation électrique à partir de l’analyse des données issues des compteurs intelligents.

 

Régis, Norida, dix ans après les premières promesses autour de la valorisation des données issues des compteurs, quel constat faites-vous dans votre étude concernant la maturité du marché de la donnée énergie ? Concernant les ordres de grandeur des économies d’énergies qui en découlent ?

R.LD : Tout d’abord, nous avons fait le choix de nous concentrer sur le secteur résidentiel, pour lequel les gisements de flexibilité et d’efficacité énergétique sont moins bien connus et développés que dans le secteur industriel. Ce qui ressort en creux de notre étude, c’est que le marché est diffus et foisonnant, avec de nombreuses startups et de PME proposant des services variés, aussi bien autour de l’électricité, que du gaz ou de l’eau. C’est une bonne nouvelle pour la vitalité du secteur, mais c’est aussi signe que les business models se cherchent encore. Il y a encore du chemin à parcourir pour être en phase avec la vision du marché telle qu’il y a dix ans.

N.C : Sur le plan quantitatif des promesses du début de la décennie, il est assez difficile d’évaluer précisément aujourd’hui les gains d’efficacité énergétique liés au recours aux données issues des compteurs intelligents, tant les variables à prendre en compte sont diverses (profil de consommation, temporalité, dimensionnement du foyer, etc.). Il y a deux leviers à considérer concernant l’utilisation des données énergétiques : celui de la réduction des usages et celui de la détection de gains d’efficacité. Chez Lite, nous avons pu observer que nos clients les plus attentifs à leurs usages arrivaient à réduire de 5% à 12% leur consommation électrique hebdomadaire. Mais le recours à la data permet aussi la détection de gains plus importants encore sur des actions structurelles, s’agissant de l’isolation thermique des bâtiments par exemple. En croisant les données issues du compteur avec des données météorologiques, il est possible ainsi de déterminer l’impact d’une variation d’un degré sur la hausse de la consommation électrique. Il est clair qu’il y a un effort important de sensibilisation et d’information à mener autour de ce levier-là pour maximiser les gains liés à la data énergie.

Linky est bien « la première brique des smart grids » :  la quasi-totalité des foyers français en sont aujourd’hui équipés et bénéficient d’une base homogène pour accéder aux offres de services énergétiques.

Régis Le Drézen

Quelle place occupe le compteur Linky dans les offres de services énergétiques actuels ?

R.LD : Parmi les offres de services que nous avons recensées, près de la moitié s’appuient sur les données Linky. L’explication est simple : par rapport à d’autres capteurs, Linky est à coût nul pour le consommateur. On a souvent présenté le compteur Linky comme « la première brique des smart grids » et c’est véritablement le cas, dans le sens où la quasi-totalité des foyers français en sont aujourd’hui équipés et bénéficient d’une base homogène pour accéder aux offres de services énergétiques.

N.C : L’exemple de Lite illustre bien ce dont parle Régis. Nous sommes pour ainsi dire mandatés par nos clients pour récupérer leurs données Linky via les plateformes mises en place[2] par les gestionnaires de réseaux. Côté client, il suffit simplement de donner son consentement à l’utilisation des données.

Quels sont d’après vous les potentialités sous-exploitées à l’heure actuelle ?

R.LD : Le déploiement de Linky était une première étape, qui, je crois, s’est exceptionnellement bien déroulée. Désormais, c’est le pilotage des équipements aval-compteurs qui doit être la préoccupation des acteurs du marché. La pompe à chaleur, l’éclairage, le radiateur, bientôt la borne de recharge du VE… il s’agit à présent de faire en sorte que le niveau de consommation de ces équipements s’ajuste en fonction des informations apportées par les données issues des compteurs et capteurs. Est-ce que ce pilotage passera par Linky ? Cela est moins sûr.

D’abord parce que le compteur Linky a été conçu il y a une bonne dizaine d’années, à une époque où certains équipements (IRVE notamment) n’étaient que balbutiants.  Ensuite parce que l’Émetteur Radio Linky (ERL) communique via un protocole standard, et non par wifi ou bluetooth par exemple, alors que de plus en plus les portails web et applications mobiles sont aujourd’hui la norme pour la domotique connectée. L’énorme sujet à venir pour les acteurs de l’écosystème est donc l’harmonisation des protocoles de communication entre équipements, et avec les capteurs. Le risque étant que se développent parallèlement et sans concertation différents schéma de transmission de données (par protocole standard, par wifi, par bluetooth, etc.) ce qui engendrerait une perte d’efficacité et des surcoûts conséquents pour le client final.

N.C : Ainsi qu’une couche de complexité supplémentaire, alors même que nous essayons de responsabiliser le consommateur et de le faire progresser dans la compréhension des enjeux liés à sa facture d’énergie ! Certains de nos clients nous interpellent déjà : ils ne voient pas l’intérêt d’avoir un sèche-linge connecté et une analyse de leur consommation globale, sans aucune articulation entre les deux. Ce défi d’uniformisation des modes de communication doit être mené au niveau européen. L’actualité récente nous montre que ce n’est pas hors de portée, même s’il faudra sans doute être patient, comme le prouve le bras de fer remporté par l’Union Européenne contre certains fabricants de smartphone pour l’adoption d’un chargeur unique USB-C.

Tout porte à croire que ce contexte de prix élevés est parti pour durer, il est donc raisonnable de parier sur un intérêt croissant pour les services énergétiques liés à l’utilisation de la donnée. La donnée est un levier essentiel à la sobriété.

Norida Chin – Lite

Qu’anticipez- vous à court et moyen terme ? Le contexte actuel du secteur de l’énergie, marqué par une forte hausse des prix, a-t-il engendré une nouvelle tendance ?

R. LD : L’avènement programmé du véhicule électrique est un véritable game changer pour le marché de la donnée énergétique : on parle là d’un usage qui peut représenter près de la moitié de la consommation électrique totale d’un foyer. Il va donc vite apparaître vital d’utiliser au mieux les données autour de la recharge, si on veut en garder la maîtrise, notamment côté gestionnaire de réseaux. Plus largement, je vous partage une conviction : tous les nouveaux équipements seront connectés dans les années à venir (radiateurs, chauffe-eau, pompe à chaleur, etc.). Les services énergétiques qui s’appuient sur l’analyse des données vont se multiplier, s’hybrider, et le marché dans son ensemble va connaître un nouvel essor, drivé moins qu’auparavant par l’installation d’hardware communiquant mais par le développement d’applications, de plateformes web dédiées. A condition toutefois de parvenir à s’accorder, entre acteurs de l’écosystème, sur un « langage commun » entre équipements et compteurs – c’est là une des missions de Think Smartgrids notamment.

N.C : L’envolée des prix de l’énergie contribue à renforcer l’attractivité des solutions intelligentes auprès des consommateurs. Tout porte à croire que ce contexte de prix élevés est parti pour durer, il est donc raisonnable de parier sur un intérêt croissant pour les services énergétiques liés à l’utilisation de la donnée. La donnée est un levier essentiel à la sobriété. J’ajoute qu’en plus d’un signal-prix, la montée en puissance d’un vrai signal-carbone accélérerait d’autant le développement du marché. La crise sanitaire a servi de catalyseur en la matière ; chez Lite nous constatons depuis deux ans parmi nos clients une arrivée importante de particuliers avec des questionnements et besoins d’accompagnements nouveaux, centrés sur l’analyse en termes d’impact carbone de leur consommation d’énergie.


[1] 1,5% de réduction liés à la MDE selon la CRE en 2011 ; entre 10 et 15% de diminution de la consommation totale du client selon l’ADEME en 2014.

[2] Plateforme Data Connect d’Enedis par exemple